Tribune publiée dans la Tribune le 20 octobre 2022
Alors que de nombreux ménages, entreprises, industriels et collectivités ne parviennent pas à payer leurs factures d’électricité et de gaz, au-delà de fournisseurs peu scrupuleux, certains industriels semblent profiter de la crise pour spéculer sur une énergie qu’ils obtiennent à tarif réduit, aux frais des consommateurs et d’EDF.
Cela fait plusieurs années que les mécanismes de marché mis en place par l’Union européenne sont détournés afin de tirer des profits indus au détriment de l’industrie dans les États membres. C’était déjà le cas avec la mise en œuvre du mécanisme d’échange de quotas d’émissions de carbone.
Les scandales dans les cimenteries ont ainsi fait grand bruit : plusieurs rapports et investigations ont relevé que la revente des quotas gratuits d’émissions accordés à certains industriels après un intense lobbying leur aurait permis de tirer d’importants profits, près d’un demi-milliard d’euros entre 2008 et 2014 pour Lafarge, attestant le principe de « pollueur payé », alors que de nombreux emplois dans ses cimenteries étaient menacés.
Nouveau cas de figure
Le détournement d’une électricité fournie à bas coût pour la revendre ensuite sur le marché de l’électricité. L’ARENH (Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique EDF), institué par la loi depuis 2010, permet d’octroyer un volume d’électricité à prix fixe de 42 euros le MWh pour les fournisseurs d’électricité et les industries électro-intensives, c’est-à-dire consommatrices d’importantes quantités d’électricité, leur permettant ainsi d’accéder à une énergie 10 fois inférieure au prix de marché. L’objectif est de pallier les dysfonctionnements du marché, car depuis la libéralisation imposée par l’UE, le prix de l’électricité est indexé de fait sur celui du gaz. Ce fonctionnement aberrant déconnecte totalement le coût de production moyen de l’électricité au prix que payent les consommateurs et permet aux fournisseurs et aux industries de spéculer.
Le mois dernier, la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) a annoncé avoir lancé une enquête pour détournement de l’électricité achetée à tarif ARENH contre plusieurs fournisseurs dont Ohm Énergie. Ce fournisseur est suspecté d’avoir fait exploser la facture des clients après avoir obtenu un volume d’ARENH dans le but de les inciter à se désabonner et ainsi à garder un volume d’électricité à tarif ARENH non-distribué pour la revendre sur le marché. Pendant ce temps, d’autres fournisseurs incitent financièrement leurs clients à la sobriété. On peut légitimement soupçonner ces fournisseurs de profiter de la réduction de la consommation électrique des ménages pour revendre cette électricité à prix d’or sur le marché.
Le détournement de l’ARENH
Le détournement de l’ARENH semble affecter notamment l’industrie cimentière, déjà spécialiste dans le détournement du marché du carbone. Avec l’explosion des prix de l’électricité, plusieurs dirigeants d’industrie ont visiblement trouvé une occasion de maximiser leurs profits et ainsi accélérer leur stratégie de désindustrialisation en faisant payer l’État, EDF et l’assurance-chômage. Plusieurs représentants du personnel CGT ont alerté sur les motifs qui justifieraient réellement les arrêts conjoncturels de production demandés par leur direction. Ainsi, des entreprises n’hésiteraient pas à invoquer frauduleusement l’augmentation des prix de l’électricité pour arrêter leur production dans le but de revendre sur le marché le surplus d’ARENH. Ces patrons y gagneraient sur tous les tableaux puisque l’État et l’assurance-chômage mettent la main à la poche pour payer le chômage technique induit par l’arrêt conjoncturel de production.
Le détournement de l’ARENH est en principe interdit. La CRE devrait donc s’assurer de dénoncer ces dérives et de les sanctionner, mais en pratique, il est quasi impossible à contrôler, car l’électricité est intraçable.
La mise en place de contrats d’effacement contribuerait également à favoriser la spéculation sur l’énergie dans l’industrie. Pour assurer la sécurité d’approvisionnement sur le réseau électrique, certaines industries et d’autres consommateurs d’électricité peuvent demander à être déconnectés du réseau électrique contre rémunération durant les pics de consommation. Ces consommateurs sont alors momentanément « effacés du réseau ». La baisse significative d’approvisionnement électrique du fait de l’indisponibilité du gaz russe et de plusieurs réacteurs nucléaires renforcerait donc le recours à l’effacement à prix d’or.
Nous dénonçons ce scandale. Alors que les factures de chauffage explosent et que des millions de citoyens souffrent de la précarité énergétique, le marché organise la spéculation et les profits d’un petit nombre. Pour cette raison, nous portons ce combat au niveau européen et national. Nous interpellons publiquement les commissaires européens et ministres français en charge de l’industrie et de l’énergie afin d’enquêter dans les plus brefs délais sur ces pratiques frauduleuses et les sanctionner le cas échéant.
Il est temps de reprendre le contrôle public sur ce bien commun essentiel. Mettons fin au marché européen de l’énergie qui provoque le chaos que nous constatons et déployons une politique énergétique planifiée et ambitieuse pour l’avenir du service public de l’énergie qui bénéficiera des moyens nécessaires à la réalisation de l’intérêt général : offrir une énergie sûre, propre, à tarif réglementé et en quantité suffisante comme c’était le cas avant 2004, année de privatisation d’EDF. Le meilleur moyen de limiter les profits indus est de les rendre impossibles : sans marché, la plus-value sur la vente d’électricité est limitée au besoin de réinvestissement dans le déploiement des capacités énergétiques.
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(*) Les signataires :
- Marina Mesure – Députée européenne, membre de la commission de l’énergie, de la recherche et de l’industrie ;
- Sébastien Menesplier – Secrétaire général de la Fédération nationale des Mines et de l’énergie FNME CGT ;
- Bruno Bothua – Secrétaire général de la Fédération nationale des salariés de la construction, bois et ameublement FNSCBA CGT ;
- Fabrice Coudour – Secrétaire Fédéral FNME-CGT Espace Revendicatif ;
- Bertrand Morreau – Délégué syndical central CGT Calcia.