Copie : Madame la Commissaire à l’Energie, Kadri Simson, Monsieur le ministre délégué chargé à l’industrie, Roland Lescure, Madame la ministre en charge de la transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher
Monsieur le Commissaire,
un faisceau d’indices concordants porte à croire que plusieurs mécanismes de marché mis en place par l’Union européenne ont été détournés par certaines entreprises afin de tirer des profits indus au détriment des capacités industrielles et énergétiques des États membres.
Un premier cas de figure a été attesté par plusieurs enquêtes avec la mise en œuvre du mécanisme d’échange de quotas d’émissions, autrement appelé marché carbone européen, institué par la Directive 2003/87/EC. Certaines industries émettrices de fortes quantités de gaz carbonique ont tiré d’importants profits sur la revente de quotas d’émissions gratuits après un intense lobbying auprès des institutions européennes et des États. Cette situation dénote les effets de bords spéculatifs de la mise en œuvre du marché carbone au détriment d’un investissement de long terme dans l’outil de production.
Des représentants du personnel de la confédération générale du travail (CGT) m’ont alerté sur de nouveaux arrêts de production dans l’industrie cimentière, dans un contexte d’explosion des prix de marché de l’électricité. Nous suspectons que ces arrêts de production soient injustifiés au regard de la santé économique des industries concernées et permettent en réalité à ces entités de revendre une électricité à prix fort qu’elles ont achetée à tarif réduit. En effet, les industries électro-intensives bénéficient du dispositif d’Accès Régulé à l’Energie Nucléaire Historique (ARENH), fixé à 42 euros le MWh en 2022, dont elles achètent annuellement un volume prédéfini, par le biais de la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) auprès du propriétaire des centrales nucléaires, Électricité de France (EDF). La revente spéculative d’électricité obtenue grâce à l’ARENH est en principe interdite. Cependant le caractère fongible de l’électricité limite considérablement le travail d’enquête et la capacité de sanction de la CRE. De plus, la signature d’accords de mise en place d’activité partielle en lien avec les arrêts conjoncturels de production décidés sur la base de la hausse des coûts de l’énergie et d’une baisse de la demande permettent à ces entreprises de bénéficier du financement public de l’indemnisation du chômage technique des salariés. Certaines entreprises cimentières ont justifié l’arrêt de leur production par une baisse de la demande en ciment alors qu’au même moment les entreprises concernées décidaient d’importer des quantités de ciment équivalentes à la production arrêtée des sites visés. La signature par la direction et les représentants du personnel d’arrêts conjoncturels de production induit également la reconnaissance par les salariés de la mauvaise santé économique de l’entreprise et réduit par conséquent leur capacité à négocier légitimement une revalorisation salariale dans un contexte de forte inflation.
Les fournisseurs d’électricité alternatifs bénéficient également de l’ARENH, dont le volume vendu dépend principalement du nombre de clients de ces entreprises au moment de leur demande d’octroi d’électricité auprès de la CRE. Certains fournisseurs semblent avoir jugé préférable de détourner le dispositif ARENH afin de revendre sur le marché le volume d’électricité obtenu à tarif réduit, plutôt que de délivrer effectivement l’électricité à leurs clients. La CRE a ainsi diligenté une enquête contre le fournisseur Ohm énergie sur cette base, ce dernier étant suspecté d’avoir incité ses clients à se désabonner une fois le volume d’électricité à tarif régulé octroyé. L’incitation financière à la sobriété énergétique proposée aux clients par certains fournisseurs pourrait également servir à revendre sur le marché un surplus d’électricité obtenu à tarif régulé. Au-delà des soupçons de détournement du dispositif ARENH, j’attire votre attention sur le fait que nombre de fournisseurs d’électricité ont bénéficié du dispositif ARENH sans développer les capacités de production électrique. La pénurie d’énergie qui frappe notre continent met en exergue le caractère inefficace de l’ouverture à la concurrence de la production et la revente d’électricité de laquelle le dispositif ARENH est issu. La stagnation de la capacité de production électrique française depuis près de 15 ans met en péril la sécurité d’approvisionnement de millions d’européens, en France et dans les pays limitrophes.
Ce faisceau d’indices m’amène à questionner la légitimité des arrêts de production invoqués par les industries électro-intensives sur la base de la hausse des coûts de l’énergie. Nous avons donc décidé sur cette base, avec plusieurs responsables syndicaux CGT, de publier une tribune dans le journal économique La Tribune en date du 20 octobre 2022, dénonçant le détournement de l’ARENH et avançant des solutions concrètes pour remédier à la hausse des tarifs de l’électricité combinée à la baisse de nos capacités de production électriques nationales.
Il est de la responsabilité de la Commission et des États membres, en tant que garants de la bonne exécution des actes législatifs, d’enquêter et de sanctionner le cas échéant ces pratiques abusives, en particulier compte tenu de la crise énergétique que connaît notre continent.
Que comptez-vous faire, en lien avec les autorités nationales des États membres concernés, au premier chef desquels la France, afin d’attester et mettre un terme aux éventuelles pratiques spéculatives des fournisseurs d’électricité et des industries électro-intensives concernant la revente d’électricité ?
Comptant sur votre collaboration, je vous prie d’agréer, Monsieur le Commissaire, l’expression de ma haute considération.
Marina Mesure